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Montaigne
Aperçu La vie de Montaigne L'oeuvre de Montaigne
Michel, seigneur de Montaigne, est un célèbre écrivain et moraliste, né en 1533 au château de Montaigne, en Périgord, d'une famille anciennement nommée Eyqhem originaire d'Angleterre, reçut une éducation à laquelle il dut sans doute en grande partie la tournure originale de son esprit et la vivacité franche et hardie de son langage. Son père lui fit apprendre le latin, dès le berceau, et l'idiome vigoureux de Tacite et de Lucrèce fut véritablement la langue maternelle de cet enfant qui devait un jour donner au français tant d'énergie, de précision et de grâce. Il fut recommandé à ceux qui l'entouraient de ne jamais le tirer avec violence du sommeil si nécessaire à l'enfance, mais de l'éveiller insensiblement aux sons d'une musique agréable. 

Plus tard, son père, n'ayant plus auprès de lui ceux qui l'avaient secondé dans ses vues, fut obligé de rentrer dans le sentier de la routine; mais les premières impressions devaient être durables dans le jeune Montaigne. Placé à l'âge de 6 ans au collège de Guienne (Guyenne), à Bordeaux, il y eut pour maîtres des hommes du plus grand mérite, Buchanan, Muret, etc., et fit des progrès si rapides, qu'à 13 ans il avait achevé ses études. Ennemi de toute contrainte, il fut peu disposé à suivre la carrière militaire, et aima mieux étudier le droit informe et compliqué de cette époque. 

Il fut pourvu, vers 1554, d'une charge de conseiller au parlement de Bordeaux, et sut se faire estimer de Pibrac et de Paul de Foix, ses confrères, et du chancelier de Lhôpital. Un autre de ses confrères fut ce La Boétie, dont le nom semble désormais inséparable du sien. Tous deux s'estimaient avant de s'être vus, sur les rapports qu'ils entendaient faire l'un de l'autre : ils se rencontrèrent, et quelques moments suffirent pour établir entre eux cette amitié parfaite qui faisait dire à Montaigne, 9 ans après la mort de ce sien cher frère : 

"Nous étions à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part." 
Quoique notre philosophe ne crût pas les femmes aussi propres à l'amitié, il eut un grand attachement pour Marie de Gournay, sa fille d'alliance ou d'adoption, aimée de lui plus que paternellement. Il eut aussi beaucoup d'affection pour sa femme, quoiqu'il donne à entendre qu'en formant un engagement, il ait cédé plutôt à la convenance et à l'usage qu'à son inclination naturelle. Enfin Montaigne conserva toujours de son père le plus tendre souvenir, et dans la retraite où les agitations de la France ne tardèrent pas à le confiner, il éprouva plus que jamais le besoin de s'abandonner à ce pieux sentiment. Il était bien résolu de passer en repos le reste de sa vie; mais il fallait un aliment à l'ardeur de son esprit, qui comme un cheval échappé, se donnait plus carrière dans la solitude qu'il n'avait fait en la compagnie d'autrui

Montaigne se mit donc, vers 1572, à écrire ses Essais, où, dès l'un des premiers chapitres, il annonce avoir atteint l'âge de 39 ans. La première édition de ce livre de bonne foi parut en 1580 : elle ne contient que les deux premiers livres. Le voyage de l'auteur en Allemagne, en Suisse, en Italie, est postérieur à cette publication, il donna une édition de ses Essais, en 1588 (Paris, Langelier, in-4.), avec un 3e livre qui forme le tiers de l'ouvrage, et 600 additions aux deux premiers : c'est dans ce nouveau livre qu'il s'est surtout montré le peintre et l'historien de l'homme. On peut refaire une idée de sa manière de travailler, d'après la marche incertaine de son ouvrage. 
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-Montaigne.
Montaigne. Sculpture du square Paul-Painlevé, à Paris.
© Photo : Serge Jodra, 2009.

Tantôt à la promenade, tantôt dans le cabinet, passant de la méditation à la lecture, de l'étude des autres à celle de lui-même, Montaigne observait, réfléchissait, remarquait, extrayait tour à tour : c'est ainsi qu'il parcourt dans son livre, dans ses chapitres même, tous les sujets, tous les textes, sans plan arrêté, sans objet suivi, mais non sans un but indirect ou éloigné. On a dit que ses principes n'étaient pas plus fixes que sa manière de procéder en écrivant; on l'a accusé de scepticisme. Nous ne chercherons pas à le justifier de cette accusation que plus d'un sage a méritée; lui-même avait pris pour devise : Que sais-je? Cette incertitude, cette hésitation, qui venait sans doute de son esprit juste et nullement passionné, devint presque de l'indifférence, lorsqu'il s'agit de faire un choix entre les opinions politiques de sa malheureuse époque. Aussi ne réussit-il pas toujours à conserver son château vierge de sang et de sac, au milieu des guerres civiles dont la Guyenne était le foyer : il finit, comme les autres royalistes sincères et les catholiques modérés, par être pelaudé à toutes mains; au gibelin, il était guelfe; au guelfe, gibelin. Malgré la vogue de ses Essais, que tout gentilhomme studieux voulait avoir sur sa cheminée, il ne tenait plus beaucoup à la vie, et s'en détachait chaque jour par l'effet du mécontentement moral autant que des douleurs physiques. 

Enfin, sentant sa mort approcher, il fit dire la messe dans sa chambre, et au moment de l'élévation, s'étant soulevé comme il put sur son lit, les mains jointes, il expira dans cet acte de piété (1592). Montaigne eut sans doute des faiblesses, peut-être une grande vanité, puisqu'il parle toujours de lui et de lui seul; mais ses contemporains les plus vertueux, de Thou, Pasquier, l'honorèrent et l'estimèrent. Enfin son livre sera toujours lu par ceux qui veulent réfléchir sur eux-mêmes sans fatigue et sans ostentation, parce qu'il fut véritablement l'homme de son livre, un homme de bonne foi.

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Extraits de l'Apologie de Raymond Sebond de Montaigne

Présomption de l'homme

« Considérons l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes.

[...]

Qu'il me fasse entendre, par l'effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu'il pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie soient établis et se continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service? Est-il possible de rien imaginer de si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et emperière de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander? Et ce privilège qu'il s'attribue d'être seul, en ce grand bâtiment, qui ait la suffisance d'en reconnaître la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces à l'architecte, et tenir compte de la recette et mise du monde : qui lui a scellé ce privilége? Qu'il nous montre lettres de cette belle et grande charge. Mais, pauvret, qu'a-t-il eu soi digne d'un tel avantage?

La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme, et quant et quant, dit Pline, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et la fiente du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune, et ramenant le ciel sous ses pieds. C'est par la vanité de cette même imagination qu'il s'égale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soi-même et se sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux, ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. »

Parité de l'homme et des animaux

« Comment l'homme connaît-il, par l'effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux? Par quelle comparaison d'eux à nous conclut-il la bêtise qu'il leur attribue? Ce même défaut, qui empêche la communication d'entre eux et nous, pourquoi n'est-il aussi bien à nous qu'à eux? C'est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu'eux nous. Par cette même raison, ils nous peuvent estimer bêtes, comme nous les en estimons, Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs mouvements et de leur sens; aussi ont les bêtes des nôtres, environ à même mesure. Elles nous flattent, nous menacent, et nous requièrent; et nous elles. Au demeurant, nous découvrons bien évidemment qu'entre elles il y a une pleine et entière communication, et qu'elles s'entre entendent, non seulement celles de même espèce, mais aussi d'espèces diverses. En certain aboiement d'un chien, le cheval connaît qu'il y a de la menace et de la colère; de certaine autre sienne voix, il ne s'en effraie point. Les bêtes mêmes qui n'ont point de voix, par la société d'offices que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément qu'elles ont quelque autre moyen de communication. Pourquoi non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent et narrent des histoires par leurs gestes? J'en ai vu de si souples et formés à cela, qu'à la vérité il ne leur manquait rien à la perfection de se savoir faire entendre. Les amoureux se courroucent, se réconcilient, se prient, se remercient, s'assignent, et disent enfin toutes choses des yeux.

Au reste, quelle sorte de notre suffisance ne reconnaissons-nous aux opérations des animaux? Est-il police réglée avec plus d'ordre, diversifiée à plus de charges et d'offices, et plus constamment entretenue que celle des mouches à miel? Cette dispo sition d'actions et de vacations si ordonnée, la pouvons-non imaginer se conduire sans discours et sans providence?
Les arondes que nous voyons au retour du printemps, fureter tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement, et choisissent-elles sans discrétion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d'une figure carrée que de la ronde, d'un angle obtus que d'un angle droit, sans en savoir les conditions et les effets?

[...]

Pourquoi épaissit l'araignée sa toile en un endroit, et relâche en un autre, se sert à cette heure de cette sorte de noeud, tantôt de celle-là, si elle n'a et délibération, et pensement, et conclusion? Nous reconnaissons assez, en la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d'excellence au-dessus de nous, et combien notre art est faible à les imiter; nous voyons toutefois aux nôtres, plus grossiers, les facultés que nous y employons, et que notre âme s'y sert de toutes ses forces: pourquoi n'en estimons-nous autant d'eux? pourquoi attribuons-nous à je ne sais quelle inclination naturelle et servile les ouvrages qui surptassent tout ce que nous pouvons par nature et par art?

[...]

Nature a embrassé universellement toutes ses créatures, et n'en est aucune qu'elle n'ait bien pleinement fourni de tous moyens nécessaires à la conservation de son être Nous ne sommes ni au-dessus ni au dessous du reste; tout ce qui est sous la ciel, dit le Sage, court une loi et une fortune pareilles. Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés mais c'est sous le visage d'une même nature. Il faut contraindre l'homme et le ranger dans les barrières de cette police; le misérable, n'a garde d'enjamber par effet au delà : il y est entravé et engagé; il est assujetti de pareille obligation que les autres créatures de son ordre et d'une condition fort moyenne, sans aucune prérogative et préexcellence vraie et essentielle : celle qui se donne par opinion et par fantaisie n'a ni corps ni goût. Et s'il est ainsi que lui seul de tous les animaux ait cette liberté de l'imagination et ce dérèglement de pensées, lui représentant ce qui est, ce qui m'est pas, et ce qu'il veut, le faux et le véritable, c'est un avantage qui lui est bien cher vendu, et de quoi il a bien peu à se glorifier : car de là naît la source principale des maux qui le pressent, vices, maladies, irrésolution, trouble et désespoir. »

Le sorite du renard.

« Par ainsi, le renard, de quoi se servent les habitants de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par-dessus la glace quelque rivière gelée, et le lâchent devant eux pour cet effet, quand nous le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien près de la glace pour sentir s'il ouïra, d'une longue ou d'une voisine distance, bruire l'eau courant au-dessous, et selon qu'il trouve par là qu'il y a plus ou moins d'épaisseur en la glace, se reculer ou s'avancer, n'aurions-nous pas raison de juger qu'il lui passe par la tête ce même discours qu'il ferait en la nôtre, et que c'est une ratiocination et conséquence tirée du sens naturel? ce qui fait bruit se remue; ce qui se remue n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé est liquide; et ce qui est liquide plie sous faix. Car d'attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l'ouïe, sans discours et sans conséquence, cela c'est une chimère, et ne peut entrer en notre imagination. De même faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d'inventions de quoi les bêtes couvrent des entreprises que nous faisons sur elles. »

La science des bêtes

« Pourquoi disons-nous que c'est à l'homme science et connaissance bâtie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre et au secours de ses maladies de celles qui ne le sont pas, de connaître la force de la rhubarbe et du polypode? et, quand nous voyons les chèvres de Candie, si elles ont reçu un coup de trait, aller, entre un million d'herbes, choisir le dictame pour leur guérison; et la tortue, quand elle a mangé de la vipère, chercher incontinent de l'origanum pour se purger; le dragon fourbir et éclairer ses yeux avec du fenouil; les éléphants arracher, non seulement de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maîtres (témoin celui du roi Porus qu'Alexandre défit), les javelots et les dards qu'on leur a jetés au combat, et les arracher si dextrement qu'ils ne font mal ni douleur quelconque : pourquoi ne disons-nous de même que c'est science et prudence? »
 

 Contradictions et erreurs des philosophies
et des religions au sujet de la Divinité

« De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d'excuse qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l'honneur et la révérance que les humains lui rendaient sous quelque visage et en quelque manière que ce fût : car les déités auxquelles l'homme, de sa propre invention, a voulu donner une forme, elles sont injurieuses, pleines d'erreur et d'impiété. Voilà pourquoi, de toutes les religions que saint Paul trouva en crédit à Athènes, celle qu'ils avaient dédiée à une Divinité cachée et inconnue lui sembla la plus excusable.

Les choses les plus ignorées sont plus propres à être déifiées. Car d'adorer celles de notre sorte, maladives, corruptibles et mortelles, comme faisait toute l'ancienneté des hommes qu'elle avait vu vivre et mourir et agités de toutes nos passions, cela surpasse toute faiblesse de discours. J'eusse encore plutôt suivi ceux qui adoraient le serpent, le chien et le boeuf : d'autant que leur nature et leur être nous est moins connu, et avons plus de loi d'imaginer ce qu'il nous plaît d'eux, et leur attribuer des facultés extraordinaires. Mais d'avoir fait des dieux de notre condition, de laquelle nous devons connaître la faiblesse et l'imperfection; leur avoir attribué le désir, la colère, la vengeance, l'amour et la jalousie, nos membres et nos os, nos fièvres et nos plaisirs, il faut que cela soit parti d'une merveilleuse ivresse de l'entendement humain. Puisque l'homme désirait tant de s'apparier à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, de ramener à soi les conditions divines et les attirer çà bas, que d'envoyer là-haut sa corruption et sa misère. Mais, à le bien prendre, il a fait, en plusieurs façons, et l'un et l'autre de pareille vanité d'opinion.

Quand les philosophes épluchent la hiérarchie de leurs dieux et font les empressés à distinguer leurs alliances, leurs charges , leur puissance, je ne puis pas croire qu'ils parlent à certes. Quand Platon nous déchiffre le vergier de Pluton, et les commodités ou peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et anéantissement de nos corps, et les accommode au sens et ressentiment que nous avons en cette vie; quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d'or et de pierreries, garni de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui s'accommodent à notre goût et à notre bêtise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances qui sont selon notre portée et selon notre sens corporel et terrestre.

[...]

Rien du nôtre ne se peut apparier ou rapporter, en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d'imperfection. »
 

(Montaigne. extraits de l'Apologie de Raymond Sebond).

Montaigne et la postérité.
Un penseur et un écrivain du génie de Montaigne ne pouvait manquer d'exercer une influence considérable sur ses contemporains et à plus forte raison sur la postérité; cependant les Essais n'ont pas toujours été goûtés comme ils le sont de nos jours, et la gloire de Montaigne n'a pas été sans subir quelques éclipses. Il a été lu, médité, souvent même imité de très près par les auteurs de la Satire Ménippée, par Henri IV, un grand écrivain lui aussi, et par saint François de Sales. Ces différents écrivains lui ont emprunté quelques-unes de ses qualités; mais il n'en fut pas de même de Pierre Charron, que Montaigne avait honoré de son amitié, qu'il avait fait héritier de ses armoiries, mais non de sa plume.

Le XVIIe siècle, sauf de rares exceptions, n'a pas eu pour Montaigne une admiration aussi vive. Sans doute les éditions de ses Essais ont été nombreuses à cette époque; on en voit paraître en 1635, 1640, 1652, 1657, 1659 et plus tard encore, quoique leur nombre aille en diminuant; mais il vieillit très vite, et il partagea la défaveur qui s'attachait dès 1610 aux hommes et aux choses du siècle précédent. Sous l'influence de Malherbe, de l'hôtel de Rambouillet, de Balzac et de Voiture, la langue se transforma avec une telle rapidité qu'il y a plus de différences entre deux livres français dont l'un fut imprimé en 1595 et l'autre en 1637, entre les Essais et le Discours de la méthode, qu'il n'y en peut avoir entre ce dernier ouvrage et un livre publié de nos jours.

Au XVIIe siècle, il se trouva des gens pour traduire Amyot et Rabelais; un jésuite se chargea de publier l'Introduction à la vie dévote « mise en meilleur français », et Montaigne fut, lui aussi, soumis à cette épreuve. Mlle de Gournay, qui l'eût cru? imprima en 1635 une édition des Essais rajeunie et dédiée à Richelieu. Aussi voyons-nous que Corneille, Racine, La Fontaine et Molière semblent ne pas le connaître; ils ne lui empruntent, ce qui était pourtant bien facile, ni un sujet de tragédie, ni une fable ou même un conte licencieux, ni un trait de caractère. Les philosophes proprement dits, Descartes, Gassendi, Malebranche, ne sont pas de son école. Les orateurs ont étudié ailleurs que chez lui les replis du coeur humain. La Bruyère seul l'apprécie, regrette son vieux langage, l'imite à l'occasion. Il semble vraiment étrange qu'un si grand écrivain, reconnu tel dès le premier jour, ait si peu agi sur le grand siècle. On ne voit guère qu'une exception à faire, mais elle suffirait à la gloire de Montaigne. Pascal n'a pas cessé de le lire, de l'analyser, de le discuter, de lui emprunter des arguments, de le paraphraser et même de le citer; les Pensées de Pascal sont pleines du souvenir de Montaigne. Ailleurs, on n'en trouve pas de traces. Mais quoi! l'auteur des Essais se trouva enveloppé avec tout son siècle dans une sorte de proscription générale. 

Le siècle de Louis XIV comptait bien peu d'irréguliers, et encore moins de novateurs; la presque unanimité des écrivains subissait le joug de Malherbe et aspirait aux honneurs académiques ou aux pensions. Les audaces du siècle précédent étaient toutes condamnées, et l'on cherchait même à en effacer le souvenir. Quelle influence pouvait donc exercer Montaigne, un irrégulier, un provincial, un gascon? Aussi Montaigne écrivain n'a-t-il agi en aucune façon sur les écrivains du XVIIe siècle, Pascal excepté. Montaigne penseur fut plus heureux. Il compta au temps de Louis XIV beaucoup d'adversaires, entre autres Descartes, Malebranche, qui l'appelait « un pédant à la cavalière », Bossuet, qui l'attaqua en chaire, Port-Royal, qui le maudit, lui reprocha, notamment dans la Logique d'Arnauld et de Nicole, ses « infamies honteuses », ses « maximes épicuriennes et impies », et finalement le déclara « plein de venin ». 

Il compta aussi quelques amis, ou plutôt des amies, car si l'on peut citer Mmes de La Fayette, de Sablé et de Sevigné, on constate que des hommes, tels que Gui Patin, Naudé, Ménage, ne paraissent pas le goûter; Boileau jeune, composant une Satire sur l'homme, semble n'avoir pas lu l'Apologie de Raymond Sebond, dont la lecture l'aurait sans doute empêché de faire une pièce aussi faible. En revanche, on peut trouver au XVIIe siècle quelques disciples de Montaigne, La Mothe le Vayer, qui affichait ouvertement un scepticisme philosophique absolu, Saint-Evremond, Daniel Huet, Bayle enfin, qui n'a pourtant pas consacré d'article à Montaigne dans son Dictionnaire critique.
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-Mausolée de Montaigne.
Mausolée de Montaigne (Bordeaux).

Quant au XVIIIe siècle, qui par certains côtés a tant d'analogies avec le XVIe, il procède tout entier de l'auteur des Essais. A lui se rattachent directement les grands lutteurs, les « philosophes » : Montesquieu son compatriote, Voltaire, Diderot, d'Alembert et les encyclopédistes, Rousseau, qui le met au pillage sans le nommer, Grimm, Vauvenargues, et beaucoup d'autres encore. Mais il faut établir à ce sujet une distinction fondamentale : ce qui subsiste au XVIIIe siècle, c'est le Montaigne sceptique ou jugé tel, le Montaigne railleur, libertin au sens tout moderne de ce mot, le Montaigne « à la bouche effrontée ». Mais, par contre, l'écrivain est jugé avec une excessive sévérité. Voltaire apprécie, dit-il, l'imagination de Montaigne, car elle était « forte et hardie », mais il le plaint d'avoir eu à son service « une si pauvre langue, un jargon familier bon tout au plus pour la plaisanterie ». Il est vrai que Voltaire se croyait le Montaigne du XVIIIe siècle, qu'il se flattait d'avoir refait les Essais en composant son Dictionnaire philosophique, dont il disait ingénument « Les chapitres en sont variés comme ceux de Montaigne, et ils ne sont pas si longs  ».

A partir du XIXe siècle, Montaigne occupe, surtout à partir de la seconde moitié du siècle, une place considérable. Les Essais sont un livre classique, une cause de châtiment, ce qui eût indigné leur auteur, pour la « jeunesse captive » qui ne les admirerait pas assez. Montaigne, désormais, n'est pas seulement au yeux de ses lecteurs un homme des plus aimables, un causeur intarissable; il est devenu un auteur, et qui plus est un pédagogue. Les éducateurs de la jeunesse attribuent à son beau chapitre de l'Institution des enfants une importance capitale; les philosophes l'étudient, le discutent, le mettent en parallèle et quelquefois en opposition avec Pascal; en un mot, Montaigne est considéré par tous ceux qui connaissent à fond l'histoire de la littérature française comme un des penseurs les plus originaux et les plus profonds, et surtout comme un des écrivains les plus admirables. (A19 / A. Gazier).



Oeuvres complètes de Montaigne, Gallimard (La Pléiade), 1963. - Les Essais, Arléa, 1995.

Montaigne, Maximes et pensées, Le Rocher, 2003. - Journal de Voyage, PUF, 2000. - De la vanité, Gallimard, 2003. - Apologie de Raymond Sebond, Flammarion, 1999. - Des livres, Actes Sud, 1999. - De l'expérience, Mille et Une Nuits, 1999. - L'Education des enfants, Arléa, 1999. - De l'amitié, Mille et Une Nuits, 1997.

Carraud, Montaigne : scepticisme métaphysique et théologique, PUF, 2004. - Collectif, L'écriture du scepticisme chez Montaigne, Droz, 2003. - Collectif, Le visage changeant de Montaigne, Honoré Champion, 2003. - Bruno Roger-Vasselin, Montaigne ou l'art de sourire à la Renaissance, Nizet, 2003. - Stefan Zweig, Montaigne, PUF, 2003. - Cavallini, L'italianisme de Michel de Montaigne, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003. - Marie-Luce Demonet, A plaisir, sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Paradigme publications universitaires, 2002. - Madeleine Lazard, Michel de Montaigne, Fayard, 2002. - Jean Lacouture, La raison de l'autre (Montaigne, Montesquieu, Mauriac), Confluences, 2002. -Thomas Berns, Violence de la loi à la Renaissance, l'originalité du politique chez Machiavel et Montaigne, Kimé, 2000. - Tom Conley, L'inconscient graphique, essai sur l'écriture de la renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne), Presses universitaires de Vincennes, 2000. - Catherine Magnien-Simonin, Une vie de Montaigne, ou le sommaire discours sur la vie de Michel, Seigneur de Montaigne, Honoré Champion, 1992. - Gérard Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne, l'écriture comme présence, Honoré Champion, 1987.

Christian Coulon, La table de Montaigne, Arléa, 2009. - A force de fréquenter Montaigne par la lecture, on se dit qu'on aimerait bien se mettre à table avec lui. Pourtant, l'auteur des Essais ne passe pas pour une fine gueule. On l'a souvent présenté comme un mangeur peu délicat et indifférent à la gastronomie. Lui-même confesse être incapable de se mettre en cuisine: "Qu'on me mette tout l'apprêt d'une cuisine, me voilà à la faim." Cependant, Les Essais et le Journal de voyage sont truffés d'informations, de considérations sur ses goûts et ses aventures de table. Car non seulement notre homme a un bel appétit, mais il considère la table comme une expérience essentielle de "l'humaine condition" et un lieu privilégié pour connaître les "façons" des pays que l'on visite. Que Montaigne nous parle de la santé, de la volupté, de l'imagination, de la coutume ou de l'expérience, il assaisonne volontiers sa réflexion de considérations sur l'alimentation, le goût et l'appétit. (couv.).

Bertrand Vergely, Montaigne : Ou la vie comme chef-d'oeuvre, Editions Milan, 2009.
2745937472
Giovanni Dotoli, La voix de Montaigne, Fernand Lanore, 2007.

Frédéric Schiffter, Le plafond de Montaigne, Milan, 2004.
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En 1571, Michel de Montaigne a trente-huit ans. Lassé de ses charges de magistrat et de sa vie de soldat, écoeuré des Guerres de religion, il se retire en son château orné de deux petites tours. Dans l'une d'elles, au dernier étage, il aménage sa " librairie ", un bureau bibliothèque où il rédige jusqu'à son dernier souffle les Essais.

Quand on visite aujourd'hui ce lieu, on aperçoit sur les poutres de la charpente, artistement gravées, des citations d'auteurs que Montaigne affectionnait. Pêle-mêle : Sophocle, Euripide, Xénophane, Pline, Térence, Horace, Lucrèce, Sextus Empiricus, saint Paul, Érasme. Au faîte de ce panthéon, l'Ecclésiaste.

Tout le scepticisme et le pessimisme de Montaigne se reflètent sur ce plafond.

Montaigne disait aimer les citations parce que, ramassant la pensée d'un grand esprit, elles lui donnaient l'occasion de penser par lui-même. Comme les auteurs de Montaigne sont aussi ceux de Frédéric Schiffter, ce dernier a prélevé quelques-unes des sentences et maximes de son choix pour se livrer à son tour à un essai de méditation. (couv.).

En bibliothèque - Les éditions anciennes de Montaigne sont très nombreuses; les plus estimées sont celles d'Amaury Duval avec des sommaires analytiques et de nouvelles notes, Paris,1822-1826, 6 vol. in-8; et de J. V. Leclerc, avec les notes de tous les commentateurs, 1826-1827, 8 vol. in-8 : cette dernière fait partie de la Collection des classiques français, publiée par Lefèvre. Nous ne mentionnerons, parmi les ouvrages relatifs à Montaigne, que les Notices et Observations pour préparer et faciliter la lecture des Essais, par Vernier, 1810, 2 vol. in-8. En 1812 l'Institut mit au concours l'éloge de Montaigne; le prix fut décerné à Villemain. Parmi ses concurrents, dont les composition parurent à la même époque, on distingue J.-V. Leclerc, Droz, Jay, Mazure, Biot et Victorin Fabre.

 
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